dimanche 15 mars 2015

Alcools

L'autre jour quelqu'un demandait à partir de quel âge les adolescents buvaient du vin à table en famille en France et j'ai eu du mal à répondre, parce que je n'ai pas de souvenir d'une époque où je n'en buvais pas, et comme je n'ai presque aucun souvenir avant neuf ans, disons qu'à cet âge-là déjà on me faisait boire du vin sous prétexte de culture oenologique, mon père clamant à qui voulait l'entendre que les jeunes qui devenaient alcooliques étaient ceux à qui l'on avait pas appris à déguster le vin. Ce n'est que bien plus tard, vers 25 ans, en faisant quelques calculs simples de volumes des liquides et de destruction de son entourage, que j'ai fini par comprendre que mon père était alcoolique.

Vers quinze ans je me souviens de ces interminables repas de famille le dimanche chez ma mère cette fois où les bouteilles n'étaient pas spécialement comptées, où le vin aidait à faire passer la nourriture trop riche et l'amertume des relations, où à la fin des repas, souvent, en me levant pour rapporter une pile d'assiette sales je sentais les effets de l'alcool entre mon équilibre et le monde autour de moi et j'en étais contente.

Dans les fêtes je tenais bien les alcools forts, je n'avais pas encore appris que la bière c'est plus compliqué.

L'été de mes vingt ans je buvais dès que j'en avais l'occasion, prétendant fêter mes succès, essayant de noyer cette affreuse déception qui parfois me point encore de l'intérieur, et j'étais outré de ce serveur qui demandait ma carte d'identité pour m'apporter un cocktail à quatre heures de l'après-midi alors que quatre ans auparavant on me croyait majeure les yeux fermés.

Puis je me suis calmée. Suis devenue une consommatrice standard. De temps en temps une étude affirmant les bienfaits d'un verre de vin par jour contre la maladie d'Alzheimer alors on fait un effort pour intégrer le vin dans la liste des courses et l'ordinaire des repas. De temps en temps la fête, dis donc, une bonne descente.

J'aimais cette douce euphorie que procure l'abus d'alcool et il m'a fallu longtemps pour comprendre qu'elle n'était là que pour remplacer l'absence d'amis véritables, avec lesquels il n'est pas besoin de boire pour se sentir gai et libre.

J'ai jamais été malade à cause de l'alcool. Jamais vomi. Jamais eu la gueule de bois. Jamais bu au point d'en perdre la mémoire. Jamais conduit bourrée.

Après vingt-cinq ans j'ai commencé à remarquer que lorsque je buvais quelques verres de vin, le lendemain j'étais lente. J'ai fait la connexion. Cela s'est peu à peu accentué. Cette lenteur est devenue envie de suicide. Je ne sais pas à quoi c'est dû. Peut-être la sérotonine. Peut-être un défaut de métabolisme. Peut-être suis-je si persuadée d'avoir une pente à l'alcool que j'ai installé ma propre barrière.

Aujourd'hui journée difficile, je cherchais la raison et puis tout d'un coup ça me revient, à ce déjeuner professionnel hier, j'ai accepté un verre de vin, et plus tard le serveur m'a servie à nouveau sans que j'aie le temps de l'en empêcher, du coup j'en ai bu un deuxième. Deux verres de vin, pour moi, c'est l'assurance d'idées noires le lendemain avec un pic d'idées suicidaires en début d'après-midi, et justement, voici le début de l'après-midi et l'angoisse qui monte. Ce n'est pas la solitude dans une ville inconnue, ce n'est pas la fatigue, ce n'est pas cette mauvaise nouvelle au travail, ce n'est pas le temps couvert, ce n'est pas ma névrose, ce n'est pas parce que je m'inquiète pour toi, ce n'est pas parce que tu es loin, et toi aussi, et toi ; c'est l'alcool qui verse cette noirceur dans mon sang, c'est l'alcool qui ralentit mes pensées, c'est l'alcool qui bouche mon horizon, c'est l'alcool, génie malfaisant, qui déforme mes émotions, c'est l'alcool, c'est certainement l'alcool, seulement l'alcool, c'est la faute à l'alcool, et si c'est l'alcool, c'est que ça ira mieux demain.

3 commentaires:

  1. Je suis subjugué par votre texte (et bienheureux par contraste d'avoir le vin gai et aucun problème avec ma sérotonine).

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  2. Un texte magnifique qui dit tout et son contraire. Votre alcool ressemble à un bouc émissaire, d'autant que c'est marqué dessus: "nuit gravement à la santé". Curieusement, je relie cela à l'article que je viens de lire sur René Girard : http://www.philomag.com/les-idees/entretiens/rene-girard-laccroissement-de-la-puissance-de-lhomme-sur-le-reel-meffraie-3806 . Ainsi l'alcool jouerait le rôle paradoxal de bouc émissaire après avoir été une vieille religion, vieille religion remplacée par une autre ( laquelle ?) pour éviter de regarder en face tout ce qui va mal et que vous énumérez si bien.

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