vendredi 25 juillet 2014

La faïence et l'angoisse

A certaines périodes c'était tout les jours, ou même matin, midi et soir. Mais en général, plutôt une ou deux fois par semaine. Il y avais comme un seuil. Je venais de manger - un peu trop, mais pas forcément, et si c’était le cas, pas non plus déraisonnablement : juste un peu dépassé mon appétit, ou pris une nourriture riche. Mais à un moment je prenais distinctement conscience que je n’allais pas y échapper. Que nourriture que j’avais déjà absorbée m’était insupportable, que je n’allais pas réussir à la garder dans mon estomac.

Alors je commençais à absorber de grandes quantités de nourriture. Vraiment très grandes, tu n'imaginerais pas. Jusqu'au malaise, à la nausée, au dégoût. Les nourritures les plus riches. Tout ce qui était dans mes placards. ça m'est arrivé d'aller faire les courses spécialement pour cela. J'achetais alors tous les aliments habituellement interdits. Des bombes caloriques. Ceux qui déclenchaient à coup sûr une crise si je me les autorisais en temps normal.

Il y a des aliments dont je n'ai plus pu manger pendant des mois ensuite. D'autres dont le dégoût dure encore, seize ans plus tard. Car tout cela était destiné à finir dans les chiottes. A repasser la porte de mes dents. Après avoir été mâché, à être vomi. Reconnaître au second passage le goût des aliments que j'avais absorbés était une expérience abominable.

A genoux devant les toilettes, je me faisais vomir avec toute cette application, toute cette ténacité dont je suis capable. Comme un accouchement à l'envers, je déclenchais de formidables contractions qui me tendaient tout le corps, sollicitant chaque muscle vers le rejet. Tu n'imagines pas ce que ça demande de force et ce que ça me laissait comme courbatures, le corps entier en souffrance. Entre deux efforts, je regardais mon ventre nu dans la glace en pieds pour voir s'il avait désenflé. La boulimie pour moi mimait une grossesse et un avortement. Ventre gros, ventre plat. Je suivais sur la balance les progrès du vidage. Jusqu'à être complètement à jeûn. Brossée de l'intérieur.

Ma dernière crise de boulimie remonte à plus de sept ans. Sur le moment je ne savais pas que c'était la dernière. Elles ont cessé lorsque j'ai pris conscience que ce n'était pas la nourriture le déclencheur, mais l'angoisse en amont. A l'époque, cette angoisse, je ne la sentais pas monter en moi. Je la vivais à travers ces crises.

Aujourd'hui je n'ai plus la médiation de la nourriture - absorption, rejet - pour s'interposer entre mon angoisse et moi. L'angoisse, je la vis à présent en prise directe, sans écran. J'ai appris à la reconnaître. Je sais quand elle monte, quand elle est là.

Je n'ai plus la possibilité de l'évacuer dans les chiottes avec le contenu de mon estomac distendu. A présent je dois faire avec : la vivre jusqu'au bout, faire cette expérience de l'angoisse, suffocante, hallucinatoire, des heures durant, parfois des jours. Elle partira quand elle partira. En parler à un ami aide. Les amis ne sont pas toujours là. Je fais avec l'angoisse. Je reste chez moi, pestiférée, craignant de faire du mal à tous ceux que je touche. Je goûte l'angoisse, je la déguste, je l'explore à fond. Elle est pour moi liquide, noire et amère : comme la bile. Je crois meilleur de la connaître que d'agir sous son emprise sans la reconnaître.

J'ai définitivement laissé la boulimie derrière moi, et avec elle j'ai perdu cette possibilité de me débarrasser de l'angoisse par la violence, par ces crises qui me laissaient anéantie de fatigue, stupide, vidée de toute force pour un ou deux jours. Je restais là, étendue, inerte, je n'étais plus capable de rien. J'en avais fini avec moi.

4 commentaires:

  1. Au delà de la violence tournée vers vous-même, la contemplation de l'angoisse peut être un premier pas vers la guérison. Avez-vous songé à observer tous les signes lors de la montée de l'angoisse, et de les mettre par écrit dans les moindres détails afin d'en mettre à jour tous les mécanismes ?

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    1. Oh oui. C'est un long travail.
      De même, lorsque les rêves se font perturbants, les coucher par écrit au réveil rend peu à peu les nuits plus sereines.

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    2. Ce qui constitue bien une mise a distance de l'affect, avec le papier pour intermédiaire après le tamis des mots.

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    3. Ah, c'est comme ça que vous voyez les mots, vous ?
      Mais pardon, je me joue : bien sûr, je vois ce que vous voulez dire.

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