J'étais en train de choisir des pelotes de laine, former une association de nuances qui me plaisait, quand j'ai réalisé avec une lucidité glaçante que ce joli assortiment que je venais de composer, ce contraste de bruns ternes et de vert acide, c'était, tout droit sorties des années 80, les couleurs de la maison de mes parents lorsque j'étais enfant.
Ce rapprochement a d'abord soulevé en moi une vague de nausée et de colère, comme si j'avais malencontreusement posé la main sur quelque chose de gluant et froid - de révoltant. Mais cela n'a duré qu'une seconde - immédiatement après est née en moi, et aussitôt m'a apaisée, la conscience qu'avoir eu une enfance traumatisante n'excluait pas d'avoir aussi, par ailleurs, de bons souvenirs d'enfance. Ou plus exactement : qu'avoir de mon enfance certains souvenirs agréable ne voulait pas dire que je validais celle-ci dans son ensemble. Que je pouvais repenser avec plaisir à certains éléments de mon enfance sans que cela veuille dire que j'avais aimé l'ensemble de celle-ci.
Pour la première fois, mes pelotes de laine à la main, j'ai ressenti ce truc, non pas comme une vérité rationnelle, quelque chose dont on essaye de se persuader en se le répétant mais qui nous demeure désespérément extérieur ; mais au contraire comme un sentiment intime : avoir eu une enfance traumatisante ne m'interdisait pas d'aimer certains aspects non-traumatiques de mon enfance, comme les placards 80's de la cuisine et quelques bons moments en famille. Et sa réciproque : avoir aimé certaines choses de mon enfance ne signifiait pas que j'avais aimé les traumatismes que j'y ai subis.
Pour la première fois j'ai lâché cette culpabilité qui, jusque-là, m'interdisait de m'avouer à moi-même que j'aimais quoi que ce soit de ma vie familiale, comme si cela signifiait que j'aimais ce qu'on m'y avait fait et que, par extension, je l'avais voulu, j'en étais responsable.
Je l'ai compris réellement, ce qui veut dire ressenti profondément. J'avais le droit d'avoir de bons souvenirs de mon enfance et de mon adolescence. J'avais même le droit d'avoir de bons souvenirs de mon père, sans transiger d'un iota sur le mal qu'il m'a fait, sans pour cela prendre sur moi la responsabilité des actions qui restent à jamais les siennes.
Pour la première fois j'ai senti se délier les deux choses - mon enfance, d'une part, et ce que j'y avais subi, d'autre part. Pour la première fois mes émotions ont fait le tri. Deux trucs qui étaient jusque-là inextricablement noués, j'ai pu les percevoir comme sans lien nécessaire entre eux. J'ai pu faire face sans culpabilité aux bons souvenirs de mon enfance.
C'est profondément apaisant - de ne plus avoir à guetter, anxieuse, le moindre signe d'attachement à quelque chose issu de l'enfance comme si c'était la preuve que j'avais aimé, que j'avais voulu ce qu'on m'avait fait. De récupérer au moins quelques lambeaux d'une enfance normale.
Cette idée là - qu'avoir, enfant, aimé sa famille, aimé ses parents, ne signifie pas que l'on doive se sentir responsable de ce qu'ils vous ont fait comme si on y avait consenti, je la porte à présent avec moi comme une force nouvellement acquise.
Je vis sur de plus solides fondations.
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