Je pèse 65 kilos.
Plus ou moins. Peut-être. En gros. La vérité, c'est que je ne me pèse pas. Mais je dois faire ça, à peu près. 65 kilos. Depuis des années.
Je le dis sans pudeur, car je ne vois pas en quoi mon poids serait une question de pudeur. Je ne minauderai pas. Je ne prétendrai pas qu'on ne pose pas cette question. Comme mon âge. Car : c'est un chiffre ; cela ne dit rien de moi.
65 kilos, cela ne dit rien de la forme de mon corps, s'il est beau ou laid, attirant ou non. Même si j'y ajoute ma taille, mon IMC, le périmètre de mes différents étages. Chiffres inventés pour que je m'en inquiète. Mais : des chiffres. Ils ne disent rien de moi. Je n'ai pas à les cacher.
Ils ne disent rien de qui je suis. Je suis et je ne
suis pas mon corps. Mais quoi qu'il arrive, je ne suis pas mon poids.
Et si tu es tenté de dire "ah oui quand même !" ou "on dirait pas !", demande-toi. Demande-toi pourquoi moi que tu connais, que tu as pu observer habillée, que tu as peut-être vue nue, moi qui peut-être t'ai plu, soudainement, lorsque tu sais le chiffre, je te plais moins. En pensant à mon corps, tu pensais à d'autres chiffres, et ces chiffres te plaisaient. Ce chiffre-là, non. Il te dérange. Alors demande-toi pourquoi un chiffre change mon corps à tes yeux. Pourquoi certains chiffres t'excitent et d'autres te choquent. Pourquoi tu poses ainsi un plafond chiffré à ton désir. Car ce sont des questions qui te concernent. Pas moi.
Pourquoi moi, femme, devrais-je avoir honte d'un chiffre ? J'ai passé des années à me tourmenter pour cela ; à manger en fonction des chiffres sur ma balance le matin ; à essayer de tirer ces chiffres vers le bas, un peu plus, encore un peu plus ; à rougir d'une décimale.
C'est du passé. Je pèse mon poids. J'ai le droit d'être là. Tout entière. Aucune partie de moi n'est de trop.
Pourquoi poser une limite haute au poids que j'aurais le droit de faire ? Il faut être en-dessous. Toujours en-dessous. En-dessous, c'est fierté.
Au-dessus, c'est honte. En-dessous de quoi ? Qui pose cette limite ? Et
comment ? Je ne parle pas de santé. La santé n'est là qu'un prétexte, quelque chose que l'on se raconte. Chacun sait bien que ces histoires de poids, cela n'a rien à voir avec la santé. Car ce sont essentiellement des femmes en bonne santé qui se tourmentent sur leur poids.
En cherchant à me faire honte avec mon poids, tu me disputes mon droit à être là.
Alors ne t'étonne pas si, lorsque la conversation sinue près ce ces rives, c'est un peu par provocation que je le dis : je pèse 65 kilos. Sans excuse, sans honte et sans justification. Car je voudrais que ce soit un fait, aussi neutre que l'heure.
Je ne fais pas semblant de ne pas vouloir le dire pour obéir à une convention qui me fait tort. Je ne mens pas sur mon poids, pas plus que sur mon âge. J'en parle de façon directe et franche. A toi de te débrouiller avec.
Cela te surprend. Mais accepter sur ces sujets une feinte coquetterie, ce serait admettre que je n'ai le droit d'exister que dans la mesure que l'on veut bien me donner.
Je ne cèderai pas un seul gramme de ce droit-là.